Les Kurdes, un peuple, une nation sans Etat

La Syrie est au premier plan de l’actualité ces dernières 72 heures, après la décision de la Turquie de lancer une offensive sur le Kurdistan syrien, à ses frontières. L’objectif affiché par Recyip Erdogan est d’établir une zone tampon afin que les millions de Syriens réfugiés en Turquie puissent revenir dans leur pays. Le dossier est toutefois plus profond, et remet à l’ordre du jour la situation même du peuple Kurde.

Un article de Sylvain Rafiadana-Ntsoa

Les Kurdes ont été le fer de lance de la guerre contre l’EI. Les milices kurdes sont principalement réparties en trois groupes : les Peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan Irakien (GRK), les Unités de Protection du Peuple (YPG, la branche armée des Kurdes de Syrie) et les soldats du PKK. L’offensive militaire de la Turquie sur le Nord de la Syrie est une nouvelle illustration d’un drame, plus profond, celui du peuple Kurde. On parle effectivement du Kurdistan syrien, du Kurdistan turque, du Kurdistan iranien, et du Kurdistan irakien. Les Kurdes, qui sont environ 40 millions, vivent majoritairement sur le territoire de quatre États nations différents, en l’occurrence la Turquie, l’Iran, l’Irak, et la Syrie. Les Kurdes constituent en fait la plus grande nation sans État dans le monde.

Le terme Kurdistan apparaît au XIVème siècle dans des sources persanes ilkhanides, mais était en vigueur bien avant en Iran. Les expressions arabes Ard al Akrad (terre des Kurdes) et Bilad al Akrad (pays des Kurdes) ont existé dans la littérature et la géographie arabe dès le XIème siècle. Ce territoire, traversé par de nombreuses invasions et migrations, a toujours été pluriethnique, et en grande partie commun avec celui des Arméniens. La langue avec ses fonctions symboliques d’identification du groupe, du sens d’appartenance et de fierté nationale, joue un rôle important dans la création et le maintien des éléments subjectifs pour la construction de la nation. Or, il n’existe pas une langue kurde, mais plusieurs dialectes ou langues ; par ailleurs, plusieurs alphabets sont été utilisés pour écrire le kurde. Ainsi les Kurdes kurmandji de Turquie, qui utilisent l’alphabet latin, ne peuvent pas comprendre les écrits des kurmandji d’Irak et d’Iran qui utilisent l’alphabet arabo persan, ni les Kurmandji des pays de l’ex URSS qui utilisaient l’alphabet cyrillique. Les frontières et les répressions, dont ils font encore l’objet, ont empêché une standardisation de leur langue par les Kurdes.

C’est en Irak, à partir de 2003, que la situation des Kurdes a connu une évolution, tout d’abord en autonomie, avec un gouvernement régional. La guerre contre l’EI a contribué, en quelque sorte, à faire évoluer la situation, en dépit du référendum d’indépendance (2014) qui a envenimé les relations entre Erbil et Bagdad (Mossoul la capitale historique du Kurdistan irakien étant sous le contrôle de l’armée irakienne). Depuis, l’idée d’indépendance a été repoussée, sous la pression des grandes puissances. En mai 2019, la Région autonome du Kurdistan a élu un nouveau Président, Nechirvan Barzani. Le Kurdistan irakien est actuellement dirigé par deux cousins : Netchirvan et Masrour Barzani. Le Président et le Premier ministre du Kurdistan sont respectivement le neveu et le fils du leader historique Massoud Barzani. Entre Bagdad et Erbil, le partage des revenus pétroliers reste la principale pomme de discorde car, depuis 2005, les autorités fédérales imposent au gouvernement régional l’obligation de leur reverser une partie des revenus générés par les 250 000 barils par jour exportés du Kurdistan, un contentieux en voie de règlement de même que celui de la province kurde de Kirkouk.

Pour avoir été en Irak dans les années 1980, du temps de Saddam, notamment dans le Nord (Mossoul et Erbil) j’ai vu et vécu le drame des Kurdes d’Irak, dans un pays qualifié alors de riche et prospère, mais en fait les Kurdes étaient relégués au second plan, sur un territoire regorgeant de pétrole. Pour « être resté trop longtemps au Kurdistan irakien », je fus retenu et sermonné pendant une journée entière à Bagdad, alors que je venais de l’un des fronts de la guerre entre l’Irak et l’Iran, une autre histoire. Aujourd’hui, beaucoup de choses ont changé en Syrie. L’EI est apparemment “neutralisé” mais n’en demeure pas moins un danger, autant pour la Syrie et l’Irak, que pour les pays de provenance des djihadistes, sans compter les dangers que représentent les groupes qui ont fait allégeance à l’EI dans plusieurs régions du monde. La Turquie veut créer une zone tampon à sa frontière pour y rapatrier les 3 millions de réfugiés syriens actuellement sur son territoire. Or, l’offensive militaire turque risque de provoquer la dispersion des djihadistes détenus par les Kurdes, dans le Nord de la Syrie ; par ailleurs, Ankara, en cas d’échec militaire voudrait « envoyer les millions de réfugiés syriens sur l’Europe ». Une menace que brandit Erdogan, son pays ayant la deuxième grande armée au sein de l’OTAN, en termes de troupes, quoique les analystes avancent que la Turquie ne pourrait pas soutenir une guerre au-delà d’une période d’un mois. Les positions constatées lors de l’examen de la situation par le Conseil de sécurité de l’ONU est éloquente à ce sujet.

Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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