Résumé
Face aux dégâts annoncés ou déjà présents causés par le changement climatique, de nombreux pays se sont engagés à réduire leurs émissions de gaz à effets de serre (GES), notamment de carbone. Mais pour éviter de changer leurs manières de vivre et de s’enrichir, comme exigé par l’objectif d’atténuation du changement climatique, les plus gros émetteurs de GES ont trouvé l’idée de la compensation carbone, du Net Zéro et du marché carbone : ils achètent du crédit-carbone à ceux qui éliminent ou réduisent le carbone ailleurs. Ceux qui réduisent les GES se trouvent souvent dans les pays en développement. Les principales notions sont expliquées dans la première partie de l’article.
Récemment, des journalistes et des scientifiques ont remis en question la validité et l’efficacité de nombreux projets et ébranlé les fondements de ce système. Parmi les critiques rapportées dans la deuxième partie figurent les accaparements de terre et les impacts sociaux négatifs des projets de compensation carbone dans plusieurs pays du continent africain.
La troisième partie présente les grandes lignes de l’historique et des résultats d’études effectuées sur quelques projets de compensation carbone, comme REDD+, à Madagascar.
La conclusion exhorte à réfléchir davantage aux mesures qui n’aggravent pas la précarité et la pauvreté des communautés locales malgaches tout en agissant vers une atténuation réelle du changement climatique.
Introduction
Le changement climatique est un phénomène planétaire dont le développement constitue un danger pour la survie de l’humanité selon les scientifiques. La nécessité de freiner sa progression a amené l’organisation de 27 Conférences des Parties de la Convention des Nations Unies sur le changement climatique (COP) depuis 1995. En tant que pays membre, Madagascar a pris ses propres engagements à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). En même temps, la Grande Ile est visée comme terrain d’application de certaines « solutions » controversées, telles que le crédit carbone, qui touchent au contrôle de nos ressources naturelles.
Après un bref rappel du lien entre le dérèglement climatique et le marché carbone, cette publication donnera un aperçu des travaux récents de chercheurs internationaux qui remettent en cause la pertinence de ce marché, avant de présenter les spécificités et conséquences de ce marché carbone à Madagascar, particulièrement inquiétantes pour les droits fonciers et les moyens d’existence des paysans malgaches de l’intérieur des terres et du littoral.
Changement climatique et carbone
Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le changement climatique à long terme est dû principalement à l’utilisation des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) dans les habitations, les usines et les transports. En brûlant, les combustibles fossiles libèrent des gaz à effet de serre, principalement du dioxyde de carbone (CO2). (1) Lorsque la quantité de carbone qui se concentre dans l’atmosphère devient trop importante, « l’équilibre fragile des relations entre le soleil, la terre, les océans et toutes les formes de vie est rompu, ce qui entraîne des températures moyennes plus élevées et des phénomènes météorologiques extrêmes plus fréquents » (2)
La solution au problème se trouve dans la modification des activités à l’origine des émissions. Malheureusement, l’industrie énergétique – acteur puissant de l’économie mondiale – refuse d’arrêter l’exploration et la production des énergies fossiles. Et les gouvernements des pays industrialisés plus généralement n’acceptent pas non plus de changer leurs modes de vie et prônent des politiques de « compensation » des émissions au lieu de leur réduction. La « compensation carbone » consiste à [contrebalancer], équilibrer, voire neutraliser une quantité d’émissions de gaz à effet de serre (GES) émises dans l’atmosphère en finançant des programmes d’évitement ou de séquestration. Les projets de compensation reposent souvent sur des programmes, partout dans le monde, de reforestation, de préservation des écosystèmes ou de développement des énergies renouvelables (3). Cette logique voudrait que la compensation permette d’atteindre la neutralité carbone ou le Net Zéro.
Les marchés carbone désignent des systèmes d’échange des « crédits carbone », qui sont des certificats relatifs à l’évitement, la réduction ou l’élimination d’une tonne de CO2 ou son équivalent d’autres GES (4). Les entreprises ou les particuliers peuvent acheter des crédits à des entités qui éliminent ou réduisent les émissions de GES.
Il existe deux types de marchés du carbone : de conformité et volontaire :
- Les marchés de conformité sont créés à la suite d’une politique ou exigence réglementaire nationale, régionale et/ou internationale comme le Protocole de Kyoto de 1997 ou le fameux Accord de Paris de 2015. Les Etats gouvernent ces marchés. Ce segment représente la plus grande partie du marché actuel (800 milliards de $US)
- Les marchés volontaires représentent l’achat et la vente de crédits carbone sur une base volontaire. Y participent les Etats, les entreprises et les particuliers. L’offre actuelle de crédits carbone volontaires provient principalement des entreprises et des Etats qui développent des projets. Ce projet représente une petite partie du marché (2 milliards de $US)
Divers types de projets de réduction des gaz à effet de serre sont actuellement mis en oeuvre pour générer des crédits. Il y a des projets forestiers (protection des forêts, plantation de jeunes arbres, etc.), la réhabilitation des savanes, le remplacement des réchauds domestiques, la capture du méthane ou la réduction des cheptels, la conversion aux énergies renouvelables (dans l’aviation, par exemple), etc.. Les projets REDD+ (Réduction des émissions de gaz à effet de serre dues à la déforestation et à la dégradation des forêts), qui consistent à protéger des forêts qui sont des puits immenses de carbone, font partie de ces approches.
Mais l’ensemble de ce dispositif échafaudé principalement pour éviter aux Etats puissants et aux grosses entreprises de réduire leurs émissions de carbone par la modification de leurs sources de richesse et de pouvoir a fait l’objet de nombreuses recherches dont les résultats ébranlent ses fondements.
Critiques des principes du marché carbone
La pertinence de la stratégie de la compensation, et donc du marché carbone, au lieu de la réduction des GES, est au centre du débat aujourd’hui. De nombreuses organisations considèrent la compensation carbone comme une forme de greenwashing, procédé que les enterprises utilisent pour se donner une fausse image de responsabilité écologique (5), alors qu’elle permet la poursuite des activités polluantes (5). Ces organisations soulignent également que le système permet aux plus gros émetteurs, principalement dans le Nord, de sous-traiter leur action climatique à des pays forestiers tropicaux moins industrialisés (1).
En plus, il y a un problème de confiance car le système de certification des crédits-carbone n’est pas fiable. Tout au long de l’année 2023, des investigations ont montré que le processus de calcul des crédits des projets liés à de nombreux projets forestiers, par exemple, est faussé car il incite à accorder des crédits excessifs en gonflant à la fois le risque de déforestation et l’efficacité des projets destinés à y remédier. Autre problème, les calculs ne prennent pas toujours correctement en compte le facteur « temps » (le stockage du carbone doit être à long terme pour avoir un effet) et il peut y avoir un double comptage des émissions. Les entreprises derrière ces certificats, comme Vera, ont été sérieusement remises en question et de gros projets ont été annulés.
Les effets sociaux sont également pointés du doigt. Pour les projets forestiers, les surfaces de plantations d’arbres nécessaires pour soi-disant compenser les énormes quantités de carbone étant grandioses, le marché carbone est devenu une source d’accaparement de terres, d’expulsion des communautés locales de leurs terres ou de perte ce contrôle de celles-ci. Le cas de TotalEnergies, qui développe des mégaprojects énergétiques dans plusieurs pays, fait partie des plus célèbres (5). Un autre exemple est la société émiratie Blue Carbon qui, selon les médias, s’investit sur d’énormes surfaces de terres au Libéria, au Kenya, au Zimbabwé, en Tanzanie et en Zambie, pour capter des crédits carbone des aires protégées et autres écosystèmes (6).
Bien que les accaparements de terre s’effectuent souvent dans une opacité exemplaire à Madagascar, des cas liés au crédit carbone sont évoqués et feront l’objet d’autres publications. Examinons de plus près ce qui se passe dans le domaine de la compensation carbone car Madagascar serait un « bon modèle en Afrique subsaharienne » en matière de crédit carbone, selon un article de presse de fin février 2024 (7).
Le marché carbone en pleine évolution à Madagascar
Les premiers projets de compensation carbone ont commencé à Madagascar en 2005 « menés de manière conjointe par l’Etat malgache et des bailleurs de fonds ou des organisations internationales de conservation » (8). Des projets pilotes ont ensuite été menés dans la forêt de Makira, notamment dans le corridor forestier Ankeniheny – Zahamena et dans le cadre du projet holistique de conservation de la forêt. Une étude sur leur gestion réalisée en 2016 a surtout mis en évidence des modalités contraignantes voire coercitives vis-à-vis des populations locales et des retombées des incitations au bénéfice des élites (9).
L’Etat malgache a créé plusieurs aires protégées pour préserver les forêts. Dans certains cas, la gestion de plusieurs milliers d’hectares avait été confiée à des entreprises telles que les companies minières. En 2016, une investigation dans l’aire protégée de Tsitongambarika gérée par la multinationale Rio Tinto QMM, qui prône la compensation carbone et le Net Zéro carbone, a montré que l’application de ces principes a eu pour conséquence que les seuls terrains où les villageois étaient autorisés à cultiver leurs denrées alimentaires étaient tellement restreints, éloignés du village et sablonneux que le rendement a beaucoup baissé et l’insécurité alimentaire s’est considérablement accrue (10). De surcroît, les communautés locales ne peuvent plus chercher dans la forêt les plantes nécessaires à la fabrication de produits de vannerie, principale activité génératrice de revenus pour les femmes. Et les familles ne peuvent plus cueillir dans ces forêts les plantes médicinales pour se soigner, alors qu’elles ne peuvent pas acheter les médicaments vendus dans les pharmacies modernes. Les conséquences sont allées dans un sens aggravant la pauvreté donc absolument ”contraire au développement”.
Plusieurs ONGs de conservation travaillent dans différents endroits de l’île en collaboration avec le Bureau National des Changements Climatiques et des REDD+ au niveau du Ministère de l’Environnement et du Développement Durable. Les ONGs géraient l’évaluation et la vente de crédits-carbone. Selon le reportage d’un journaliste spécialisé dans l’environnement, en 2021, l’ONG Blue Ventures qui travaillait sur le littoral sud-ouest de Madagascar s’est vu reprocher par le Ministre de l’époque, d’avoir vendu des crédits-carbone à un prix trop bas, fait contesté par l’ONG. Le gouvernement malgache a alors suspendu la gestion du crédit carbone par toutes les autres structures et monopolisé les ventes et recettes du crédit carbone (11).
Par ailleurs, l’Etat malgache avait signé « un accord avec la Banque Mondiale dans le cadre du Fonds de partenariat pour le Carbone Forestier (FCPF) visant à la réduction de 10 millions de tonnes des émissions de carbone de la côte Est de l‘île. La somme prévue s’élevant à 50 millions de dollars sur 5 ans, une première enveloppe de 8,8 millions de dollars provenant des crédits de carbone forestier du Programme de Réduction des Émissions – Atiala Atsinanana (PRE-AA) a été reçue en novembre 2023. Ce premier paiement, résulte de l’évaluation positive de la séquestration de carbone, mesurée par la performance du programme. Régulé par le Décret portant Régulation du Marché de Carbone Forestier (DRMCF), l’affectation des revenus carbones se fait avec 20% pour la gouvernance et 80% répartis entre différentes structures sur le terrain » (7). Les communautés théoriquement bénéficiaires ont-elles reçu leur part depuis ?
À Madagascar, divers acteurs agissent dans le cadre du carbone bleu pour des projets de reboisement, de préservation des mangroves et de stockage du carbone dans les écosystèmes aquatiques. « Les mangroves poussent à côté d’eau salée inhospitalière pour toute autre végétation. Leurs racines en forme d’échasses immergées dans l’eau créent un habitat sous-marin unique, une nurserie pour les poissons et un abri pour d’autres espèces comme les crabes. Ces arbres sont également capables d’éliminer le carbone de l’atmosphère. Les mangroves peuvent séquestrer quatre fois plus de carbone que les forêts tropicales humides, suggère une estimation. Les sols riches en carbone sont nourris par le feuillage emprisonné dans un réseau de racines sous-marines. L’eau de mer ralentit leur décomposition, emprisonnant davantage de carbone pendant de plus longues périodes. » « La majeure partie du carbone se trouve sous terre dans le cas des mangroves » (11).
Le nouveau Ministre de l’Environnement, qui manifeste un intérêt certain pour le crédit carbone, a effectué récemment visites à l’étranger et discussions avec diverses institutions pour préparer de nouvelles réglementations relatives, entre autres, à la participation des entreprises malgaches au marché du carbone.
Conclusion
Les connaissances et enseignements tirés des échanges sur la compensation carbone dans le cadre de cette publication nous amènent à exhorter vivement les décideurs et autorités compétentes
- à considérer avec la plus grande attention les communautés des zones rurales car elles font souvent partie des principales victimes du changement climatique,
- à trouver des idées innovantes pour ne pas aggraver leur pauvreté en les privant de leurs terres et en leur interdisant d’utiliser le bois sans proposer d’alternative pertinente,
- à ne détruire ni la biodiversité ni la culture locale dans le cadre de l’atténuation du changement climatique.
En effet, pourquoi les communautés locales en général, et celles de Madagascar en particulier, devraient-elles changer leurs pratiques pour atténuer le changement climatique, alors que les entreprises polluantes et les États riches continuent à polluer sous couvert du marché du carbone, qui est un leurre leur permettant de continuer à polluer intensivement la planète Terre tout en prétendant compenser ailleurs leurs émissions de gaz à effet de serre ?
Si le contexte actuel de grave pauvreté des populations malgaches pousse certains défenseurs de l’environnement et des terres malgaches à soutenir les projets liés au marché carbone car celui-ci attribue quelques moyens financiers ou infrastructures aux communautés, les conséquences à moyen et long terme sur la survie des communautés locales sans leurs terres pour se nourrir et les risques élevés d’aggravation du dérèglement climatique pour l’ensemble de la population de Madagascar et des autres pays face aux tromperies inhérentes au marché carbone devraient amener chacun à se poser davantage de questions.
— 18 avril 2024
Collectif pour la défense des terres malgaches – TANY
patrimoine.malgache@yahoo.fr, http://terresmalgaches.info, facebook : TANY/terresmalgaches, @CollectifTany
Collectif TANY est désormais sur Instagram
Références
(1) https://www.bbc.com/afrique/articles/cv2yre1gp3no.
(2) https://greenfinanceobservatory.org/our-work/nature-markets-explainer-video-series/
(3) https://selectra.info/energie/guides/environnement/compensation-carbone
(4) La compensation carbone s’applique essentiellement au dioxyde de carbone CO2 mais peut s’appliquer aussi à d’autres GES comme le méthane (CH4), le protoxyde d’azote (N2O) ou certains hydrocarbures halogens (Wikipedia)
(5) https://www.trtfrancais.com/actualites/compensation-carbone-de-totalenergies-entre-greenwashing-et-expropriation-de-terres-congolaises-11735646
(6) https://farmlandgrab.org/post/32146-colonialisme-du-carbone-les-habitants-sont-forces-de-partir-alors-que-la-societe-de-creditcarbone-de-dubai-s-empare-de-terres-en-afrique
(7) https://www.moov.mg/article/82098-credit-carbone-madagascar-un-bon-modele-en-afrique-subsaharienne
(8) https://www.academia.edu/6393406/Le_m%C3%A9canisme_REDD_Mythe_ou_Panac%C3%A9e_pour_Madagascar_
(9) https://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2018-3-page-308.htm
(10) https://www.wrm.org.uy/fr/publications/la-compensation-de-la-biodiversite-de-rio-tinto-a-madagascar-un-double-accaparement-de-terres-au-nom-de-la-biodiversite
(11) https://news.mongabay.com/2021/08/even-as-the-government-bets-big-on-carbon-redd-flounders-in-madagascar/
Pour mieux vous servir, l’AMP travaillera dans le respect de tout un chacun, dans la réalité des actualités et de ce qui nous entoure. L’objectivité sera notre mot d’ordre.